Entretien avec Caroline Solé

Pour mon premier coup de cœur de 2016, évidemment que j’allais m’empresser d’aller embêter son auteur. C’est ainsi qu’Allez vous faire lire accueille la lunaire poétesse Caroline Solé, auteur de La pyramide des besoins humains chez L’École des Loisirs (2015), qui a gentiment accepté de se prêter au jeu.

entretien caroline sole lupiot allez vous faire lire bannierePhoto-CarolineSole

Elle se présente elle-même ainsi :

« Née à la fin du XXe siècle, sous un climat tempéré. Bonne constitution. Mauvaise mémoire. Enfance au clair de lune. Adolescence troublée. Texture : papier. Voyage : intérieur.
Des origines aux antipodes (Calais – Le Caire), escapades londoniennes, vie parisienne dans différents écosystèmes (université, mairie, journalisme). »

… et maintenant, littérature jeunesse ! Dans laquelle nous allons aussitôt nous plonger, car nous allons parler de votre premier (et magnifique) roman :

la pyramide des besoins humains allez vous faire lire banniere

Pour lire ma chronique, c’est par ici.

Lupiot : Christopher a quinze ans, il est SDF. Ni heureux, ni malheureux. Il a parfois froid. Il se sent parfois seul en regardant les étoiles. Sa situation est due à une dégringolade adolescente trop banale pour ne pas faire mal. Il a encore un peu de rage et d’espoir dans le ventre, et c’est ce qui le sauvera, sans doute.

Comment est né le personnage de Christopher, qui porte le roman avec tant d’intensité et de retenue ?

caroline sole petit portraitCaroline Solé : Le personnage de Christopher a surgi, très précisément, un jour où je lisais La double vie de Cassiel Roadnight de Jenny Valentine. Dans un passage, au début du livre, il était question d’un garçon qui avait vécu quelques jours dans la rue. Mais cet épisode-là de sa vie n’était pas détaillé, puisque l’intrigue partait tout de suite dans une autre direction. Je me suis arrêtée de lire et j’ai eu cette vision d’un adolescent assis sur un carton, sur le trottoir, qui ferait la manche et dormirait dehors. J’ai alors eu envie de raconter son histoire, de voir comment il s’était retrouvé là, comment il vivait, à quoi il pensait et rêvait. Monter dans un train avec lui, tout quitter, et voir ce qui allait se passer…

la double vie de cassiel roadnight jenny valentine

L. : Vous avez pris un parti assez inhabituel dans la littérature pour adolescents : on n’est pas dans de la dystopie pétaradante où la cruauté des hommes/du gouvernement s’affiche et se manifeste en plongeant le héros dans des tragédies personnelles dantesques. Les instances organisatrices du Jeu restent lointaines, les votants et les participants (à part Matt), restent sans visages. Et nous restons sur un carton mouillé avec Christopher. Cette approche dote le roman d’un caractère réaliste et intimiste très troublant et assez fort. D’où vient ce choix de narration ?

C. S. : Je n’ai pas cherché à faire une dystopie ou à m’inscrire dans un genre littéraire en particulier. Le point de départ, c’est vraiment le personnage de Christopher, le désir d’être dans sa tête et de le suivre au plus près. Si cette histoire devait être filmée, elle le serait au plus près, en plan serré. Je souhaitais effectivement faire un récit plus intimiste que sociologique. Même si, bien entendu, le tiraillement de Christopher, sa quête, est de chercher sa place dans la société. Il y a donc aussi une approche sociologique.

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Image tirée de l’adaptation cinématographique de 1955.

Mais l’idée de la pyramide est venue dans un deuxième temps. Il y avait d’abord la volonté de donner la parole à un garçon à qui personne ne parle, qui vit dans l’ombre. Je souhaitais le mettre dans la lumière.

Les œuvres littéraires qui ont inspiré Caroline Solé pour la rédaction de La Pyramide des besoins humains :

 

L. : Les développements de l’intrigue liée au « Jeu » se font par une page de « profil » dont le fonctionnement ressemble à celui d’une page Facebook. J’ai vu un contraste saisissant entre le voyeurisme morbide du Jeu et la retenue et la simplicité de la narration à son endroit. Le voyeurisme numérique actuel vous effraie-t-il ?

C. S. : Le numérique ne m’effraie pas, il m’intéresse. Même si je ne suis pas très âgée, je suis d’une génération qui a connu un monde sans Internet. Et cela me rend curieuse d’explorer ce nouveau rapport au monde, pour des jeunes qui ont grandi avec des pixels dans les yeux. Qu’est-ce que cela change ? En quoi est-ce que le numérique bouleverse notre rapport à l’intime ? Sur les réseaux sociaux, c’est tentant de publier des photos retouchées, de montrer une image de soi contrôlée, idéalisée. Dans ce livre, je fais le contraire : Christopher ne dévoile pas ses vacances à la plage, mais une sombre réalité : devoir dormir sur un carton mouillé, dans le froid et l’insécurité. Comment va-t-il pouvoir tirer son épingle du jeu dans ces conditions ?

pyramide des besoins humains carolien sole

Il y a effectivement un certain voyeurisme, un rapport passif qui peut exister sur les réseaux sociaux : on fait défiler les informations sur son « mur », on observe la vie de l’autre sans forcément entrer en contact avec lui, on prend ce qu’on a envie de prendre, il suffit de cliquer pour se déconnecter. Associé à la surenchère des émissions de télé-réalité, qui nous poussent à aller toujours plus loin dans le voyeurisme, cela peut être dangereux pour des personnes fragiles. Les frontières de l’intime sont brouillées et cela demande une grande vigilance pour préserver son jardin secret.

L. : La fin ouverte est-elle là pour A) laisser place à la réflexion du lecteur, B) rester dans l’intimité et le réalisme en ne s’engageant pas dans une improbable révolution sociale, C) laisser place à une suite, ou D) la réponse D ?

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C. S. : Réponses A, B et D ! À la fin, Christopher ne donne pas à voir aux spectateurs ce qu’ils escomptaient.

(SPOILER)

Il crée une frustration en refusant de continuer à jouer le jeu. Les lecteurs vivent ce dénouement différemment. Certains sont tellement pris dans l’histoire du jeu qu’ils éprouvent la même frustration que les spectateurs. D’autres font une différence entre cette frustration liée au jeu et le vide laissé par Christopher, qui est son choix. Cette fin ouverte fait confiance au lecteur, à son imaginaire, à son intelligence, en lui laissant le choix, à lui aussi.

L. : Si Christopher avait un livre de chevet, quel serait-il ?

C. S. : Cela pourrait être Les aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain, parce que c’est un roman d’aventure, de liberté, très ancré dans le réel tout en laissant une grande place à l’imaginaire. Il y a une certaine violence aussi. Huckleberry a un père brutal, il vit en marge de la société et essaie de trouver sa place. Il doit se cacher, car il est en fuite et, en même temps, il est tellement avide de vivre, curieux, qu’il essaie de se faufiler partout, d’explorer le monde. Comment se fondre dans le décor tout en existant aux yeux des autres ?

(Les éditions actuellement disponibles)

(Pour lire d’autres interviews de Caroline Solé, c’est par ici et par ici. Vous pourrez découvrir, notamment, la réponse aux intrigantes questions suivantes : Comment a-t-elle su restituer avec autant d’authenticité la vie dans la rue ? Pense-t-elle tout le mal que dit Christopher de la pyramide de Maslow ? Quel est son plus grand besoin humain ?)

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L. : Il s’agit de votre premier roman. À quand remonte votre vocation d’écrivain ? Est-elle intra-utérine ou ultra-tardive ?

C. S. : J’ai toujours eu envie d’être romancière. La littérature, c’est un espace de liberté qui ouvre une fenêtre sur le monde ; c’est aussi une façon de s’extraire du monde pour mieux l’apprivoiser. Enfant, je tenais un journal intime. À l’adolescence, j’ai rédigé quelques nouvelles et très vite, vers l’âge de seize ans, j’ai voulu écrire des romans. Mais pendant de longues années, j’ai été frustrée : je sentais que je restais en surface, je n’arrivais pas à retranscrire ce que j’avais en tête. Il a fallu du temps, pas mal d’années, avant que quelque chose en moi se lâche et se risque à aller au bout d’une histoire, d’une émotion. Et c’est vraiment avec ce roman, La pyramide des besoins humains, que j’ai eu la sensation, enfin, d’oser sauter dans le vide et de véritablement écrire.

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L. : Votre style, à la fois sobre, limpide, est parfois imagé, poétique. Il collait en l’occurrence particulièrement bien au personnage, aussi rêche que rêveur, de Christopher. Était-il sur mesure ? Changeriez-vous de style pour raconter une autre histoire ?

C. S. : Je ne crois pas qu’on se choisisse un style ; on en a ou pas. En revanche, chaque personnage a sa propre voix et c’est ce qui diffère d’un roman à un autre. Pour La pyramide, j’ai essayé de laisser libre cours à la voix de Christopher et de travailler le texte pour le dépouiller de ce qui l’encombre : aller droit au but, car cela correspondait au tempérament de cet adolescent fugueur, tout en ménageant un espace pour la poésie et l’imaginaire.

L. : En parlant de ça, quelle est votre façon d’aborder l’écriture ? Attendez-vous l’inspiration, pour ensuite vous plonger corps et âme dans le projet, ou bien êtes-vous sur plusieurs fronts à la fois ?

C. S. : Quelle est la part de choix dans l’écriture d’un livre ? On ne peut pas décréter « le 3 mars prochain, l’inspiration va surgir ». Ce qui surgit, c’est une émotion, un ressenti, une voix. Le sujet s’impose à soi. En revanche, dans un deuxième temps, il y a un choix d’auteur, effectivement : accepter de se lancer corps et âme dans l’histoire. C’est quelque chose de très intime, très profond, qui mûrit pendant longtemps et qui, un jour, peut enfin être raconté.

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L. : Quel(s) conseil(s) donneriez-vous aux écrivains en herbe ?

Connais-toi toi-même.

Connais-toi toi-même.

C. S. : Pour écrire, il me semble qu’il faut déjà se connaître soi-même. En tout cas, ne pas avoir peur de soi. Ne pas craindre de plonger dans ses émotions. C’est comme un donjon, où il y a des chambres royales, de belles pierres, mais aussi des caves pleines de toiles d’araignée, des geôles, avec des portes fermées à double tour, où l’on imagine des choses effrayantes… Il faut beaucoup de courage pour écrire. On ne sait jamais ce qui va émerger. Si on a une connaissance de son monde intérieur, je crois qu’on peut aller loin dans l’écriture. On peut oser écrire.

L. : Si vous deviez résumer votre activité d’écrivain en un GIF :

C. S. : 

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L. : Merci d’avoir partagé avec nous votre expérience de l’écriture, et un peu de votre univers personnel et littéraire.

C’était la poétique Caroline Solé, dont le très beau premier roman, La pyramide des besoins humains, est sorti en 2015 chez L’École des Loisirs. En vous souhaitant de le découvrir à votre tour,

Bonne lecture,

Lupiot

Lupiot

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