Samedi 14 novembre, de Vincent Villeminot (2016)

Ce roman ne parle pas des attentats du 13 novembre 2015. Il parle (tout est dans le titre) du lendemain, qui nous a saisi dans la stupeur, le silence et l’effroi. Dans l’inconfort de ne pas savoir comment être triste. Dans cet ennui blanc et ce bouillonnement confus. Le lendemain, on était assommé, capable de rien.

Ok, partons de là.

Samedi 14 novembe Vincent VilleminotLe héros s’appelle B., juste B. Car en ce lendemain, il n’est pas lui-même, il n’est pas entier. Il lui manque la part d’humanité qu’on lui a arraché la veille. La veille où son frère est mort à une terrasse, en trinquant avec lui.

B. circule dans cet état blanc. En montant dans une rame de métro, il reconnaît l’un des terroristes de la veille. Comme un fantôme, il lui emboîte le pas. Le bouillonnement à l’intérieur de lui prend l’ascendant.

Il suit ce jeune type jusqu’à un appartement. Là, il apparaît face au terroriste. Face à lui et… face à la fille qui habite ici. Layla.

Il n’a rien décidé de ce qu’il allait faire.

§

Ce roman m’a waow… il m’a pfiou… Il est magnifique. De nombreux lecteurs vous diront qu’ils en ressortent avec de l’espoir ; qu’il leur a fait du bien. Alors, pas moi, il ne m’a pas fait du bien — mais je l’ai trouvé beau, puissant. Intime et épique.

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Comme ce gif de Davide Aurilia.

J’ai échangé mes impressions avec Tom de La Voix du Livre au cours de la rédaction de cette chronique, et nous avons convenu de rebondir sur les impressions de l’autre : vous trouverez quelques liens au fil de l’article qui vous permettront de profiter de nos deux avis. Sur un roman aussi sensible, ce devrait être une expérience intéressante.

Pourquoi faut-il le lire (sans spoiler) :

  • Le style

C’est de l’excellente littérature. J’aimerais vous dire que c’est détachable du fond, mais l’est-ce jamais vraiment ? Le style est bon — il est parfait : par sa pudeur, son ton simple qui parle du profond, du secret, en évoquant le concret, l’évident. Le point de vue est celui de B. Mais avant que le héros redevienne vraiment lui-même, avant qu’il retrouve son prénom en entier, c’est aussi un point de vue externe, un peu distant, sans jamais être froid. La première partie du roman, qui est sur un point d’équilibre délicat à tenir, le fait avec une simplicité et une justesse incroyables. Elle culmine en mon passage préféré, le point pivot où B. et Layla parlent enfin, à la table de la cuisine. Ce dialogue est génial.

Gif tiré du film Coffee and Cigarettes, de Jim Jarmush

  • L’émotion

Argh. Les mots justes, tout le temps ! Vincent Villeminot dévoile ici une voix d’observateur terriblement humaine.

« Le type barbu, un peu gras, qui a donné ses clopes à B., sur le quai, ne comprend toujours pas qu’on laisse des survivants… Qu’on les laisse comme ça, divaguer dans les rues, la nature, sur un quai d’une gare, le lendemain matin… Sans soutien, sans écoute, sans cigarette. (…)
Ça le scandalise, même.
Le type barbu, il ignore qu’on est toujours seul, en ces heures. (…) Qu’accomplir le deuil, ce n’est pas un « travail » ; juste une affaire d’abîme qu’on affronte, ou pas. »

C’est pile ça.

  • La structure

Le roman, puissant, troublant, parfois étouffant, est entrecoupé d’entractes. Littéralement : on nous fait sortir du huis-clos entre B., le terroriste et Layla, par trois fois, pour aller du côté des autres (ceux qu’on a croisés, les parents, les victimes, les rescapés.). Et ces entractes sont terriblement bienvenus.

you-deserve-a-break-today

#MERCI

J’ai essayé de lire le roman d’une traite, et je n’ai pas pu, parce que, bon, la vie a tendance à nous interrompre — et parce que, tout d’un coup, ce serait trop. Mais j’ai pu faire ma pause lecture au moment de l’un de ces entractes, parfaitement placés et salutaires. On respire, on reprend pied dans la réalité, auprès des ces autres personnages, qui passent à l’arrière-plan, et dans lesquels on retrouve bien plus de nous-mêmes que dans les trois protagonistes du huis-clos. On respire auprès d’eux avant d’y retourner. Bien vu.

  • Le « thème »

Alors justement, je n’aime pas du tout l’idée de roman « à thème », et encore moins celui-ci (les attentats de 2015), mais Vincent Villeminot est un maestro. Il ne traite pas un thème, fuck le thème. Il traite trois morceaux d’humanité qui s’entrechoquent dans ce décor traumatique.

(J’ai lu d’autres romans sur les attentats ; pour l’instant, c’est le seul que je vous recommande. Petite sélection ci-dessous, pas tous lu, en partant de ceux s’adressant au public le plus jeune, de gauche à droite.)

  • L’Exprim’ power

Tom, dans sa chronique sur La Voix du Livre qualifie Samedi 14 novembre de la « relance parfaite d’un pan brûlant de la collection Exprim’, qui n’hésite pas à dépeindre un monde au plus près de ses agitations nerveuses et nervurées. » Il le dit bien et il a tellement raison ! La collection Exprim’ c’est le roman ado-adulte français avec des riffs dans le ventre, toujours intense ; si c’est souvent feel-good comme avec Les petites reines ou Les Belles Vies, c’est aussi ardent et frappant comme avec Dans le désordre ou Samedi 14 novembre.

  • L’espoir

C’est un roman optimiste. Dur, mais optimiste. Beau, râpeux, un peu douloureux — mais ce qui est beau est toujours un peu douloureux à regarder…

§

Il y a cependant un élément qui me dérange. Et là, spoilers. (Ce n’est pas un énorme spoiler, mais si vous souhaitez ne rien vous gâcher de l’expérience, notez simplement qu’il y a une violence psychologique, dans ce roman, et passez à la conclusion, qui apparaît après  « FIN DES SPOILERS ».)

SPOILERS, donc.

B. s’en prend à Layla d’une façon symbolique — et concrète. Layla pardonne… et nous aussi. Dans le cadre de ce lendemain, oui, nous aussi, on peut pardonner. Comprendre et pardonner.
Mais qu’elle tombe amoureuse de B. ? C’est une trop grande violence, ça, et personnellement ça me dérange.

La symbolique de la confiance , de l'équilibre, est belle, mais seule la femme prend un risque, et l'homme est source de danger pour elle.

Confiance, équilibre, force égale… la symbolique est belle, mais seul l’un des deux est la victime désignée de la violence qui s’exerce.

Doit-on passer par cette violence pour se libérer de la première ? Peut-être. Car justement, B. n’est pas lui-même, et oui, les attentats de Paris ont suscité des réactions (paroles, actes) violentes, dans lesquelles leurs acteurs, plus tard, ne se reconnaîtraient pas. Tout cela est très bien fait.

Mais tomber amoureuse de cet homme-là ? Après ces gestes-là ? Peut-être. Ça ne serait pas la première fois qu’on le voit. Je me demande si Layla est simplement plus forte que moi.

nurse-sibyl-downton-abbeyRire et rêver à haute voix, comme une enfant, avec l’homme qui, quelques heures plus tôt, te menaçait d’une arme, t’humiliait, pour moi ce n’est pas possible. Qui est cette Layla ? C’est une figure de sainte (d’ailleurs, c’est une infirmière : en terme de symbolique, c’est pas mal) et en fait c’est ça qui me démange, c’est que ce personnage, à partir du moment où elle se laisse séduire, je n’y crois plus vraiment.

Tom, dans sa chronique sur La Voix du Livre, lit dans Samedi 14 Novembre, en outre, une histoire où l’on « apprend à vivre à deux, avec des gestes précautionneux et doux ». Le fait est que les gestes ne sont pas doux, ni précautionneux, et c’est le cœur de ce qui me dérange : la seule « intimité » à laquelle renvoyer, c’est celle, forcée, que Layla subit.

C’est une dynamique classique, à la James Bond, où l’on s’impose à une femme qui, une fois forcée, tombe amoureuse. Bah oui ! Il suffisait d’y goûter. #PussyGalore

 

Layla est un personnage profond, complexe, bien incarné. Mais quant à cette relation, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur la différence de ressenti entre lectrices et lecteurs : n’y aurait-il pas une question de point de vue à soulever ?

FIN DES SPOILERS

Tout ça, c’est du questionnement presque social mais qui ne peut se détacher de l’incarnation des personnages.

D’un point de vue littéraire, il y a pour moi un atout et une faiblesse qui vont jouer le rôle du « pour » et du « contre » cette histoire d’amour.

  1. La seule faiblesse du roman se situe pour moi dans l’interstice entre le moment où B. est un agresseur pour Layla et celui où il devient un ami : il manque des scènes pour développer cette complicité, cette intimité.
  2. Cependant, l’habileté indéniable, c’est que, de part et d’autre de cet interstice, on change de temps. La dernière partie du roman est au futur. Ces scènes où Layla et Benjamin s’aiment au futur d’un ton enfantin, elle peut se lire comme une hypothèse, un rêve.

La fin du roman est très symbolique, avec d’une part cette « projection ensemble » comme seule échappatoire possible, et d’autre part ce flash-back final post-générique, qui joue tout à fait le même rôle. Il souligne une lecture symbolique des promesses de Layla et Benjamin : est-ce qu’on est pas bien, là, à jouer comme des gamins ?

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So what ?

Si vous comptez mes points d’interrogation, vous constaterez que ce roman m’amène à me questionner.

Mais il y a un point sur lequel je ne m’interroge pas : je l’ai trouvé beau. Tuant. Épuisant d’émotion, vibrant d’une étincelle de vie — et c’est d’elle que vient sans doute l’implication du lecteur. Samedi 14 novembre est doucement terrible, puissant et élégant.

Je suis très curieuse d’avoir vos avis sur ce roman que (donc), je vous recommande,

Bonne lecture,

Lupiot

Lupiot

Samedi 14 novembre, de Vincent Villeminot, Sarbacane, 2016, 214 pages

20 réflexions sur “Samedi 14 novembre, de Vincent Villeminot (2016)

  1. Le samedi 14 novembre 2015, j’étais à la recherche de ma nièce qui se trouvait au Bataclan la veille. Je l’ai retrouvée car elle a de grandes jambes, court vite et se trouvait proche d’une sortie de secours. Mais je ne suis pas prête pour lire quelque fiction que ce soit sur le sujet…

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    • Les attentats ne sont que le point de départ d’un cheminement symbolique des protagonistes, qui passent par une sorte de métamorphose.
      Mais c’est un sujet qui est puissant et frappant, dans ce roman comme dans d’autres, et on ne doit évidemment se plonger dedans que si l’on y est prêt — et surtout, faire confiance à chacun pour déterminer lui-même s’il y est, prêt…

      Pour ça que je goûte moyennement certains choix édito (rien à voir avec ce roman de chez Sarbac) de n’évoquer qu’à demi-mot le contexte traumatique dans lequel se déroulent leur roman. Faut le dire clairement.
      Des bisous à toi

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  2. Bon, je fais confiance à Vincent Villeminot, je te fais confiance, donc je lirai très très très certainement ce livre qui de premier abord ne m’inspirait pas – peur du thème, peur des maladresses, appréhension de tout ça. J’espère trouver autant de beauté que toi entre ces pages !

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  3. Bon, je fais confiance à Vincent Villeminot, je te fais confiance, donc je lirai très très très certainement ce livre qui de premier abord ne m’inspirait pas – peur du thème, peur des maladresses, appréhension de tout ça. J’espère trouver autant de beauté que toi entre ces pages !

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  4. Je l’ai justement vu chez mon libraire ce matin, ma main a caressé la couverture, et puis, je l’ai laissé. Parce que je craignais justement que ce ne soit qu’un texte de plus sur les attentats. Ton avis fait changer le mien! Il sera dans mon panier à ma prochaine expédition librairie!

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  5. Je ne sais pas. En lisant ta chronique je me suis dit Wahou, ce livre a l’air beau ! Alors que je l’ai lu. J’ai l’impression d’etre restee etrangere a moi-meme en le lisant. Il m’a mise mal a l’aise et il m’a plu. J’aime la structure, les entractes, la presence de Camus partout, la facon de Layla de voir les choses, de maniipuler les mots et les blesses. Mais je ne sais. A relire peut etre ?

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    • À relire, définitivement. C’était ma 2e lecture et pas la dernière, je pense.
      Je reste qué-blo sur cette histoire d’amour qui me fait mal. Toi tu as bloqué sur l’agression. Je pense que tu si le relis en prêtant attention au chemin, symbolique, emprunté par B., tu l’apprécieras autrement… (B. qui regarde le monstre et devient un monstre à son tour, puis qui retrouve le chemin de l’humanité, notamment grâce au regard, de jugement puis de discussion, que porte Layla sur lui). Et puis y a cette histoire de futur, dans la dernière partie, à la quelle je n’avais pas prêté attention au début. Si tu la lis comme une rêverie…
      ça change plein de trucs…

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      • Oui c’est ce que je me suis dit. L’agression passe, et puis le retour de B. à son humanité est claire. Je crois que je me fais à l’histoire d’amour, surtout avec les actes humains réamorcés par Layla : je crois que c’est la femme qui porte l’humanité et l’équilibre, et puis le futur utilisé me laisse effectivement garder tout cela comme une hypothèse, ou juste les rêveries de Benjamin.
        Ca me donne envie de relire l’Etranger de Camus.
        J’ai prêté le livre à un collègue et j’envisage de demander à un de mes 3e d’essayer pour voir, je ne sais pas comment ils peuvent le prendre. Et je pense qu’ils peuvent vite s’arrêter au début.

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  6. Chronique extrêmement fouillée et puissante ! J’aurais moi-même du mal à ouvrir un roman sur le sujet. C’est trop proche, trop frais, pas assez de recul… J’aurai peu de tomber sur du pathos (ou pire, un roman qui surfe sur la vague comme on dit).
    Je suis plutôt rassurée par ton analyse et celle de Tom, du coup, et peut-être que j’aurai la curiosité de le lire plus tard, mais pas maintenant.
    Autre chose très intéressante de votre analyse à tout les deux : cette relation entre B. et Layla, qui ne vous a pas marqué de la même façon, à la première lecture. Qui montre bien que les sensibilités des lecteurs sur un même texte ne sont jamais vraiment les mêmes et découlent de l’expérience de lecteur comme de l’expérience personnelle.

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    • Oui, c’est essentiellement pour ça qu’on avait envie de faire des chroniques croisées : on en avait discuté auparavant et moi (comme 4-5 copines du même âge), j’étais vraiment bloquée par cette histoire d’amour, tandis que lui (comme plusieurs lecteurs masculins et femmes plus âgées), pas du tout. Au-delà de l’aspect social c’était intéressant de croiser nos ressentis, mais il me semblait *en plus* qu’il y avait un aspect social, ce qui rendait l’exercice encore plus crucial.

      Je comprends ta réticence face à cette thématique. Je ne me serais jamais lancée là-dedans si je n’avais eu une confiance quasi aveugle en l’éditeur et l’auteur : je savais que ce ne serait pas du pathos, pas du commercial, pas de l’émotion facile. (Et, t’es jamais obligée de mêler la littérature à ce traumatisme ; ça peut rester un espace déconnecté/privilégié.)

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      • C’est tout l’intérêt de discuter entre lecteurs ! ce que je ne trouve pas facile à faire sur les blogs, quand quelque chose comme ça m’a marqué : j’ai souvent envie d’aller plus loin dans mes critiques, mais il y a toujours le risque d’en révéler trop à quelqu’un qui ne l’aurait pas lu. Vous vous en êtes très bien sorti là dessus.
        Je n’ai pas toujours été ravie de mes lectures Exprim’, même si j’aime beaucoup les éditions Sarbacane, et je n’ai pas encore pris l’occasion de découvrir Vincent Villeminot (même si ça ne saurait tarder). Je ne commencerai peut être pas avec celui-ci, mais je ne l’écarte pas de mes possibles futures lectures !

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