Nous irons au bois, de Raphaële Frier et Zeynep Perinçek (Le port a jauni, 2016)

Me revoilà avec, comme dit Lupiot, une chronique qui me « sort totalement de ma zone de confort ». Moi qui ai plutôt l’habitude de la littérature ado / jeunes adultes, j’aimerais vous parler d’un album qui me tient beaucoup à cœur. Je suis tombée dessus au beau milieu de ma librairie jeunesse préférée, et j’ai immédiatement replongé dans une soirée d’enfance, la couette sous le nez, le chat aux pieds du lit, et la pluie dehors, dans un tourbillon de feuilles d’automne. Tadadaaam…

Nous irons au bois est un album jeunesse bilingue français-arabe, écrit par Raphaële Frier et illustré par Zeynep Perinçek.

Sur chaque double page, un arbre est dessiné. En face : un poème de quelques vers, traduit dans les deux langues. Ce sont autant d’histoires tissées entre les arbres et le narrateur, autant de moments partagés tout au long d’une vie, comme s’abriter sous les feuilles pour se protéger de la pluie ou du soleil, travailler le bois pour en faire des outils, ou encore trouver une oreille attentive dans cette écorce pour écouter nos malheurs…

Cet album est tout simplement beau. Pourquoi faire des tartines, quand un seul mot semble fait pour le décrire ?

Ah, bon, vous aimez les tartines ? Ça tombe bien, j’ai comme une petite faim !

Alors allons-y !

LES PLUS

  • La poésie des mots et des images

Bon, à un m’ment donné, comme on dit chez moi (oui, on le dit vraiment. En sautant bien comme il faut la première syllabe), il faut avouer que je suis tout sauf une experte en analyse d’images. Je ne saurais donc pas vous expliquer pourquoi le petit cabris que je suis frémis à la vue de ces dessins épurés aux couleurs d’automne. Pardon à tous ceux qui s’attendaient à un développement en trois parties / trois sous parties / intro / conclusion.

Cela dit, en ce qui concerne le visuel, on a…

  1. Quelque chose d’à la fois familier et dépaysant. Je ne suis pas une experte en arbres (oui, je ne suis experte en rien, voilà, c’est dit), mais les dessins me semblent représenter des plantes que je connais, comme d’autres plus exotiques.
  2. Au niveau du texte aussi, le français et l’arabe se côtoient, deux alphabets différents pour rendre un même poème. La calligraphie donne une touche supplémentaire, l’apport d’une autre culture, qui est d’ailleurs très esthétique, et qui invite au voyage. On a donc trois langages : celui de l’image, le français, et l’arabe. (Oui, je sais compter jusqu’à trois : c’est prodigieux.)

Au niveau du contenu :

  1. Une écriture épurée qui laisse place à l’imaginaire. Elle est très visuelle, on s’imagine facilement la scène. Les dessins sont épurés eux aussi, ils ne représentent seulement l’arbre. Pour moi, c’est une invitation au voyage par l’absence : les artistes nous demandent de combler, de créer nous-même une part de l’histoire, et c’est ça qu’on aime.
  2. Les poèmes sont très propices à la lecture à voix haute. Mais même en lecture silencieuse, le narrateur semble nous murmurer directement à l’oreille car il utilise la première personne. Cela le place dans la posture du conteur, et crée un effet de transmission, de proximité.
  3. Les situations évoquées sont absolument quotidiennes, elles nous parlent forcément. Mais les auteurs nous ménagent tout de même une part de rêve et de magie. Par exemple, certains arbres parlent, ou sont évoqués comme des êtres humains.
  4. Enfonçons joyeusement les portes ouvertes, mais l’écriture poétique est très délicate, elle peint des scènes par toutes petites touches, avec parfois même un brin d’humour. Elle fait surtout une bonne place aux choses simples, pour en souligner la beauté.
  • Le jeu des échos

Il y a plusieurs jeux d’échos dans cet album :

  1. Dialogue entre le texte et l’image / dialogue entre l’homme et l’arbre.
  2. Le fait qu’on puisse le lire dans les deux sens : le sens occidental (ici, français) de gauche à droite, et le sens oriental (ici, arabe), de droite à gauche, et en commençant, comme dans les mangas, par l’autre côté du livre. La couverture est aussi la même sur les deux faces de l’album.
  3. ATTENTION SPOILER : la fin évoque un commencement, et le commencement évoque une fin. FIN DU SPOILER. C’est donc une histoire cyclique qui invite à la relecture, une structure d’une grande finesse.

    C’est une HISTOIRE SANS FIN.

  4. Des scènes proches de l’enfance : grimper aux arbres, leur parler… et d’autres totalement caractéristiques du monde des adultes : construire sa maison. C’est toute la vie du narrateur qui est racontée à travers sa relation avec les arbres, ce qui montre donc implicitement que les arbres sont des piliers éternels.
  5. Dans un des poèmes, on trouve même un « tu », lorsque le narrateur parle à son enfant, à qui il a offert des objets taillés dans le bois. Cette passation entre père et enfant fait elle-même écho à l’acte de lecture : de celui qui lit à celui qui écoute, et de celui qui écrit à celui qui lit.

Ces échos permettent :

  1. L’universalité. Les thèmes abordés touchent les grands comme les petits, les francophones comme les arabisants, mais surtout ils concernent le narrateur comme les reste des Hommes.
  2. Cela permet de transmettre une vision de la nature pleine de respect.

Et je vous vois venir, devant un livre sur les arbres, on pense tout de suite à un message écolo. (Enfin, moi, j’y pense, pauvre chose pleine de préjugés que je suis.)

Parenthèse sur le « message » d’un livre : notion définie par Lupiot, sage hibou chinois, qui m’avait fait une remarque sur la différence entre une morale et un message (évoquée dans l’article sur George), différence que je n’avais pas comprise (Héhé, il fait noir là haut, faut excuser, on n’y monte pas souvent). Et avec ce livre, bim ! J’ai compris. (C’était le disjoncteur, merci Gérard ! (Comment ça je suis schizophrène?)).

Ce livre ne donne aucune morale écologique en soi. D’ailleurs je ne suis même pas sure qu’on puisse parler là de message. Non ce livre ne dit rien, justement. Il fait énormément de place au silence, mieux, il nous laisse la place de comprendre tous seuls la beauté des choses, et le respect qu’on peut leur rendre.

LES MOINS

Ah-ah ! Ah.

Je dirais probablement que, du coup, ainsi soit-il, by the way, l’album est, peut être (mais l’est-il vraiment ?) un soupçon trop intellectuel (ou bien simplement intelligent ?). En effet le ton, le trait, les couleurs, l’onirisme et la poésie, tout invite au calme dans ce livre (et à la réflexion), qui me semble donc absolument parfait pour lire à un petit bout avant le passage du marchand de sable. (Je veux bien me dévouer dans le rôle du petit bout, même si je vais probablement avoir les pieds qui dépassent du lit).

EN CONCLUSION

Je reprends donc ma petite tartine, qui commence à être bien beurrée, dégoulinante d’amour, de beauté, de tendresse, pour conclure sur cet album. Poétique, onirique, construit avec intelligence, ce livre fait rêver et voyager, tout en nous montrant que l’essentiel est sous nos yeux.

Bonne lecture !

Patatita

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