De cape et de mots, de Flore Vesco (Didier Jeunesse, 2015)

C’est aujourd’hui que je vous parle (enfin) d’un livre dont on me rebat les oreilles depuis plus de DEUX ANS avec force enthousiasme et sentiment. Et à raison. Le premier roman de Flore Vesco est étonnant et croustillant comme des Chocopops à la pistache.

« Serine » (contraction de ses 18 prénoms (ok j’exagère un peu) (mais Serine c’est plus simple)) est la fille aînée d’un couple de nobles désargentés qui se chauffe en brûlant petit à petit les livres de la bibliothèque, au grand dam des nombreux bambins qui n’aiment rien tant qu’en entendre les histoires à la veillée. Faute de finances, Serine n’a jamais eu de précepteur et ne sait donc ni lire ni écrire ni multiplier ; en revanche, notre héroïne connaît par cœur l’Odyssée et a un sens de l’à-propos inégalé : avec son esprit en forme de trampoline, elle peut rebondir sur tout.
Ça tombe bien, car elle va en avoir besoin : sa mère a décidé de la marier pour renflouer les caisses du château et remplir les assiettes de ses frères. Serine, cependant, trouve une meilleure solution : elle va devenir demoiselle de compagnie à la Cour du roi, se faire une renommée, une fortune, et sauver la smala. C’est ainsi qu’elle monte à Paris en charrette, et passe 190 pages à faire n’importe quoi.*

* Notamment déjouer des complots.

Pourquoi c’est étonnant

Ce roman est, par certains aspects, extrêmement classique ! En effet :

  1. il commence comme un conte (l’héroïne est l’aînée (ou la cadette, plus souvent) d’une grande fratrie, au caractère et aux dons singuliers, pleine (d’indépendance et) d’abnégation) ;
  2. il continue comme un conte (une fille de nobles désargentés se fait une place à la Cour, s’attire les sympathies du roi et les vipérages des courtisanes, puis la jalousie de la reine aka méchante belle-mère) ;
  3. il finit comme un conte. (…Vous avez cru que j’allais vous spoiler la fin ?) (Vous avez tous lu des contes, allékoi.) (Y a souvent des mariages et des promesses d’amours éternelles et d’enfants nombreux) (les méchants sont punis) (les fermiers deviennent princes) (etc.) (Bref.)

ET POURTANT. Pas si vite !

De Cape et de Mots est complètement, irrésistiblement, absolument inattendu et irrévérencieux. Pourquoi ?

À partir de cette structure classique, Flore Vesco nous compose un roman d’une modernité décapante.

  • Elle joue sur les codes de ces narrations connues pour se moquer de nos attentes et glisser un tas de choses rigolotes dans les interlignes.
  • C’est l’histoire d’une jeune femme qui se bat pour son indépendance (elle a refusé le mariage dans les premières pages, et va passer le roman entier à faire tout et n’importe quoi plutôt que ce qu’on tente de lui imposer). Au-delà de toutes les péripéties humoristiques, de toutes les trouvailles langagières, on suit l’histoire de cette fille qui passe par les différents types de torture que recèle un château, et relève tous les défis les plus dingues pour décrocher le précieux sésame de sa liberté. Béh oui : Serine ne rêve que de vivre sans être soumise au joug de qui que ce soit (surtout celui d’un vieux croulant à qui on l’aurait vendue contre trois moutons et deux chandeliers).
  • La protagoniste défend la cause de tous les « street-smart » du monde. Tu ne sais pas lire… mais tu as du bagou ? Tu ne connais pas Sartre et Kupka et Pline le Jeune… mais peux inventer 100 façons de faire sortir un escargot de sa coquille ? Tu es étranger/ère aux codes de la classe dominante… mais tu t’adaptes à toutes les situations avec panache ? Tu as l’habitude d’essuyer les regards désobligeants des BG de cocktails et fais semblant de n’en avoir rien à cirer, même si ça te pèse un tout petit peu ? SERINE EST COMME TOI. Serine est la géniale démonstration d’un rapport de force intelligence VS intelligentsia.

Comment ça, je lis dans ce petit livre vachement plus de trucs que je devrais ? (Et après ? V’nez me chercher.)

Gif du film « Pursuit of happiness » où un mec futé (brillant) mais pauvre, noir, et père célibataire, poussé par la rage de s’en sortir et le rêve d’une meilleure vie, se frotte au monde attractif mais dur des jeunes cadres dynamiques de l’élite de NY City.

À part son côté schizophrène tout à fait charmant
(conte classique & esprit moderne),

que dire de ce roman ?

1) Le regard ironique et tendre que l’auteure porte sur l’époque historique semi-fantaisiste qu’elle dépeint est savoureux et piquant comme du piment d’Espelette. On rit à peu près tout le temps.

2) Le début très narratif, peu scénique, est assez exigeant, et le niveau de langue et la densité de certains passages le rendent bien moins enfantin que je l’eusse crusse. (Accessible à partir de 12 ans, je dirais.) Mais en dehors de toute considération d’âge, j’aurais préféré une approche plus live ; d’ailleurs, ma partie favorite est celle du « fou du roi », où davantage de scènes vécues sont déployées, donnant un véritable allant au récit.

3) J’aime bien la description antiglam au possible des demoiselles de compagnie, de la reine et de toutes les femmes nobles, chauves et édentées, poudrées et perruquées — atroces. Exemple : Crisante, la jeune concurrente de Serine, se rengorge de ses belles dents en or. C’est historiquement assez authentique et narrativement délicieux.

(Javotte ? Anastasie, c’est vous ?)

4) J’aime certains gadgets narratifs vraiment typiques du conte, comme :
-la reine qui exige quelque chose d’impossible dans un délai impossible,
-le rythme ternaire et la gradation de ces « défis ».
Élément qui (sans spoiler) m’a rappelé le film de Jacques Demy, Peau d’Âne, et notamment la succession des robes aux couleurs irréelles…

…défis magiques dont la princesse du conte s’accommode avec malice (et presque un peu d’insolence). (Tout en ayant légèrement les miquettes, aussi. Comme Serine.)

5) Enfin, j’aime d’amour la fantaisie des mots qui s’empare de Serine — puis de la Cour — puis du roman — puis du lecteur. L’héroïne a en effet pour particularité de jouer à inventer des histoires, des charades et des mots pour se sortir d’une situation délicate (et égayer le quotidien). La plus marquante de ces trouvailles est l’« esperlune » (HS mais, toute à mon obsession, je me suis dit que ça ferait un joli prénom : Esperlune. Non ? Ok.), et si vous vous demandez ce qu’est une esperlune, mais enfin, c’est simple, regardez le ciel : il est couleur d’esperlune. Regardez-vous : vous êtes charmant(e) comme une esperlune.

Et puis, surtout, goûtez-moi ce roman : il est fin et malicieux comme une esperlune.

Bonne lecture !

Lupiot

Lupiot Allez Vous Faire Lire

De Cape et de Mots, de Flore Vesco, chez Didier Jeunesse, 2015, 192 pages

21 réflexions sur “De cape et de mots, de Flore Vesco (Didier Jeunesse, 2015)

    • (Thanks darling !)
      Esperlune (lat.), de « sperare », espérer, et « luna », lune. Ce qui donne « attendre la lune » ou « espérer sous la lune », une signification pleine de rêverie et de fantaisie. Promixité sonore avec « esperluette », qui est un joli mot rigolo et charmant et désigne ce signe typographique lui aussi rigolo et charmant : « & ».
      Si tu appelles ta fille/ ton chat ainsi, je veux un faire-part ! 😀

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  1. Effectivement c’est un chouette roman avec une écriture exigeante pour les plus jeunes.. J’ai tout de même des lecteurs de 9-10 ans qui aiment beaucoup mais ce sont de très bons lecteurs! Et je suis ravie de voir des jeunes filles très enthousiasmées par cette lecture.

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    • Oui ! J’ai été surprise, je l’imaginais plus gamin, comme roman, et il est finalement assez costaud (court, mais riche en vocabulaire, dense en termes de narration…).
      Le personnage de Serine est une super héroïne à laquelle s’attacher en tant que jeune lectrice je trouve 😀

      Aimé par 1 personne

      • Tout à fait, les jeunes filles ont vraiment envie de s’identifier à elle. Elle est courageuse et intelligente et sa personnalité n’est pas assimilée à de la masculinité. J’aimerai bien lire le deuxième roman de Flore Vesco pour voir si il est aussi bien écrit.

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  2. Merci pour cet article esperlune !
    Moi aussi tu m’as fait sourire (et rire avec les chandeliers et les moutons) et donné envie de découvrir cette héroïne schizophrène, j’ajoute de suite ce roman à ma To-read list 🙂

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  3. Pingback: Gazette Dodécadente #1 : Juin 2017 |

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